HYDROPONIE
NATURE VIVANTE
LA TERRE VUE DE LA TERRE
Symbolique... quand tu nous regardes !
"Regarder vers le haut, c’est inverser la perspective, c’est convoquer une nouvelle grille de lecture pour atteindre une meilleure connaissance des structures qui dessinent notre environnement. Notre regard peut alors faire dialoguer surfaces inaccessibles et surfaces visibles."
Emmanuel LESGOURGUES
extraits de son avant-propos " LA TERRE VUE DE LA TERRE"
La riche série de photographies de certains monuments connus de Paris, de bâtiments historiques, sites architecturaux modernes, escalators intérieurs ou extérieurs d'accès et de sortie, tous ces ensembles sont saisis à la volée d'un appareil au cours de déplacements volontaires ou fortuits. Sont cadrés, capturés en contre-plongée avec un parti pris systématique de points de vue. Vues par le truchement d'une mise en perspective intégrée dans un smartphone dont fait usage professionnellement Emmanuel Lesgourgues. L'appareil est fréquemment posé au sol, ce qui a pour effet technique de donner une perpendicularité rigoureuse à la contre-plongée des rendus. L'exercice de création photographique viendra du choix des lieux ainsi que des paradigmes de cadrage, là où est déposé le smartphone au sol. Jouer de l'aléatoire dans certains cadrages peut aussi faire partie de la sensibilité de cette activité créatrice. L'appareil dans ce dispositif de capture s'autonomise, puisque séparé de la maîtrise de son propriétaire. La jubilation du résultat met le propriétaire simultanément comme un performatif technicien et comme un récepteur passif en tant que spectateur.
La plupart des sites investis dans ces représentations photographiques d'Emmanuel Lesgourgues sont peu identifiables dans ce "décadrage". En effet, un grand nombre d’entre eux sont souvent représentés pour les identifier, dans des vues traditionnelles. Le point de vue d'une perspective normative et frontale, à hauteur d'homme en général. Le sens de lecture des images rapportées par Emmanuel Lesgourgues est en complet décalage avec nos habitudes d'appréhension des choses, de la distance, du devant et du lointain, du haut et du bas, de la gauche et de la droite. C'est comme si les classiques axes de mise en perspective avaient changer d'orientation. Comme si une boussole, au lieu d'indiquer le nord, se mettait à indiquer le sud, l'est ou l'ouest. Comme si, sur autre plan de conscience, notre vue naturellement ne se porterait que sur le lointain du ciel comme axe principal du champ de vision. Un monde visible uniquement fréquentable sur des fuyantes en hauteur. Ces contre-plongées accusent notre regard courant d'avoir toujours accepté d'être éduqué historiquement à un voir ethnocentrique, frontal et sur des horizontales.
De plus, Emmanuel Lesgourgues nous rappelle à travers ces vues "contre-plongeantes", que dans tout voir, une dimension symbolique préexiste. Elle est sous-jacente, oblitère ipso facto notre inscription visuelle au monde depuis l'origine de notre humanité. Elle a été progressivement occultée tout au long de la longue histoire de la vision sensible optique, bien que notre regard ait eu historiquement des opportunités fréquentes de vivre des expériences cultuelles et culturelles à se diriger vers le ciel. De cette remémoration des registres symboliques premiers, notre photographe en expose l'actualité et les nuances à travers un regard qui s'exerce dans la répétition des plans photographiques, orthogonalement en hauteur. Ce schème structural du donné à voir interpelle discrètement l’infini... une voûte céleste. Une autre dimension présente mais non manifeste sauf en de rares exceptions dans ses représentations.
Quels sont donc ces faits et ces formes cultuels impliqués profondément dans notre activité de vision ?
Louis Hautecœur dans son impressionnant ouvrage "Mystique et Architecture, symbolisme du cercle et de la coupole" paru aux éditions A. et J. Picard et Cie à Paris en 1954, présente dans cet ouvrage (d'une érudition remarquable), le symbolisme du plan, cercle et coupole.
La plupart des monuments circulaires primitifs sont funéraires, voués aussi à d'autres cultes : du feu, des héros, des divinités agraires, des morts etc...
Le cercle où l'on enferme les forces cosmiques a une vertu magique et sacré. Sur la surface du sol, il impose une limite qui détermine le domaine réservé au dieu ou au défunt. L'idée de l'abside a été liée à la caverne, un lien fort existe entre l'antre et certaines formes architecturales comme la crypte, la voûte… À la fin du deuxième millénaire et début du premier, la vieille religion de la Terre mère se combine avec la religion nouvelle des dieux célestes, des dieux de la lumière avec la manière de représenter le ciel. Ces nouveaux regards et symboles de l'homme vers le ciel vont s'incarner dans la coupole et vont exercer une nouvelle approche de l'architecture et de l'iconographie. La coupole symbolise le ciel, cette forme cosmique coïncidera avec l'astre suprême et bien plus tard avec le Christ qui lui-même est regardé comme le soleil. Coupole, demi-sphères des coupoles, vont servir de cadre aux apparitions célestes dont artistes peintres, sculpteurs, architectes, vont emprunter les détails au répertoire solaire. Les significations de la coupole comme sphère céleste vont migrer à la voûte en plein cintre, la voûte d'arête s'assimilant ainsi à la coupole. Tous ces symboles vont ensuite s'incarner à tout l'édifice qu'est l'église devenue la maison de Dieu, la Jérusalem Céleste.
Après les architectures byzantines de Sainte-Sophie à Constantinople et de Saint-Vital à Ravenne, la coupole, pendant tout le moyen âge va demeurer presque absente. L’architecture gothique elle, trouve ses inspirations dans la verticalité. Les édifices qu’elle construit, a contrario des monuments grecs assis sur des horizontales, se dressent sur des perpendiculaires. Cette symbolique de l'ascensionnel, exprimé par des colonnes partant du sol jusqu’aux voûtes, n’aura rien de commun avec les lignes d’un dôme. Pour introduire les courbes dans l’architecture comme élément de décoration principal, il faudra attendre Brunelleschi au XVème siècle puis le génie de Michel-Ange. Le dôme de Sainte-Marie-des-Fleurs à Florence et le dôme de Saint-Pierre à Rome seront les termes de cette révolution en architecture. Ces formes architecturales seront diversement imitées à partir de la renaissance et deviendront l’ornement presque obligé des églises et des palais. Mais c'est surtout le Corrège qui entreprit d’abstraire l’architecture réelle par la pratique du pinceau à travers les murs, ouvrant l'immense sur le ciel, supprimant ainsi la surface même où il exerçait sa peinture. Au sein de cet espace sans limites, il se confrontait ainsi aux lois les plus difficiles de la perspective verticale en décorant de fresques la coupole de San-Giovanni à Parme. Si le plafond en italien « soffito » désigne davantage un élément architectural, ce dernier va être utilisé comme les murs à Mantoue, en surface décorative.
Tiepolo utilisera les nuages pour donner aux voûtes leur forme et leur éclairage. Sa pratique picturale de leur substance, va transfigurer notre expérience courante des nuages, irréels et lointains. Les nuages avaient la réputation d'être difficiles à peindre. Léonard de Vinci les plaçait dans une catégorie d'objets visibles sans surface ni contour. Parce qu'ils sont en mouvement, l'architecte Brunelleschi en élaborant sa vue en perspective du Baptistère, va les omettre. Les peintres s'en servaient pour figurer l'accès au paradis, comme sur un dôme de Corrège, exprimant ainsi la consistance propre à la terre du paradis, comme dans la Dispute de Raphaël.
Après ce petit condensé historique et en filigrane sur le sens architectural en tant que solution d'architecture, les logiques des champs de la vision et des systèmes symboliques qui s'y impliquent sont peu ou prou manifestes. Un regard porté sur l'horizontalité et celui qui s'ouvre sur une verticalité ne sont pas du même ordre dans leurs règles symboliques. L'architecture religieuse et civile historiquement, nous montrent avec pertinence les jeux et postures complexes du "regardeur" vis à vis de sa symbolique et de sa spiritualité. Emmanuel Lesgourgues s'autorise ces détours en cheminant à notre insu dans le dédale de ces espaces architecturaux. Il utilise pour cela les références optiques des vues venant de l'art architectural, celles de la technique photographique, pour nous inviter à un voir d'une certaine nature, une symbolique palpable qui nous regarde.
Texte de Jean-Claude Thevenin / septembre 2019